Daniel Giraudon, La Bretagne à travers chants (Gwerzioù ha sonioù), Fouesnant, Yoran Embanner, 2024, 426 p.
Avec La Bretagne à travers chants, Daniel Giraudon poursuit son inlassable travail de collecte, d’analyse et de transmission du patrimoine chanté breton. Ce volume dense regroupe une série de douze études de gwerzioù (complaintes) et de sonioù (chants lyriques), principalement recueillis en Trégor, et contextualisés avec une érudition sobre mais rigoureuse. Il donne à lire et à entendre des complaintes et des chansons populaires, souvent anciennes de plusieurs siècles, dont l’auteur restitue les versions bretonnes accompagnées de leur traduction française. Chaque texte est minutieusement daté, localisé, analysé dans sa syntaxe, son style et son statut (oral ou écrit), qu’il s’agisse de breton dialectal ou de breton ecclésiastique (mâtiné de français).
 
Une ethnographie du temps long
L’un des apports majeurs de l’ouvrage réside dans la méthode de collecte mise en œuvre par l’auteur, fondée sur le temps long, l’enquête de terrain répétée et le travail archivistique. Certaines recherches se sont étalées sur plusieurs années, voire plusieurs décennies, dans le souci d’obtenir des versions complètes, variées et fidèles à la mémoire populaire. L'ethnologue fait aussi parler les archives : fac-similés de journaux anciens, analyses des toponymes, microtoponymes, anthroponymes, de la documentation religieuse ou administrative qui viennent systématiquement nourrir les interprétations.
 
Les stratégies de recherche sont renforcées par des collaborations universitaires nombreuses et rigoureusement citées, gage d’une exigence scientifique assumée. Remarquons également que l’auteur agit comme un trait d’union discret mais essentiel entre l’univers associatif de Dastum et le monde universitaire, ce qui ne va pas de soi entre ces deux approches, institutionnelle pour l'université et associative pour Dastum, complémentaires mais trop rarement mises en place.  Cette posture méthodologique tend l'ouvrage vers le manuel d’ethnologie appliquée, un style qui brille par son absence pour les sciences humaines en Bretagne.
 
Chants de mer, de guerre et de société
Le corpus étudié s’organise autour de grands motifs : naufrages maritimes, départs à la guerre, tensions sociales ou encore faits divers dramatiques. Ainsi, les chants tels que Gwerz Itron Varia a Bennwern (la complainte de Notre-Dame de Penvern), Ar skaff neve  (La gabare neuve) ou encore Gwerz martoloded Kemper-Gwezenneg (La complainte des matelors de Quemper-Guézennec) relatent des drames maritimes ayant marqué l’imaginaire collectif, avec un ancrage précis dans l’histoire locale des XVIIe et XVIIIe siècles.
Les gwerzioù (complaintes) de conscrits (Ploumilliau, Penvénan, Gurunhuel) témoignent quant à elles de l’impact des guerres napoléoniennes et des campagnes de recrutement sur les communautés rurales. Le chant Sôn Job ar Rouz, par exemple, évoque avec émotion les adieux d’un jeune homme en 1856. Son Cloarec ar Fiblec (La chanson du clerc Le Fiblec), plus singulière, met en scène un clerc de village dans une forme de chronique sociale.
 
L’individuel comme révélateur du collectif
Certaines gwerzioù se distinguent par leur puissance narrative et leur potentiel dramaturgique. C’est le cas de Gwerz Mari ar Masson, qui relate un infanticide issu d’une relation hors mariage. Sauvée de l’échafaud par le géniteur devenu époux, l’héroïne promet un legs aux pauvres. Ce récit tragique, profondément ancré dans la culture morale d’une époque, pourrait aujourd’hui fournir le canevas d’un scénario pour les chaines de streaming à succès.
 
De façon plus anecdotique mais tout aussi précieuse, Son Paotred ar Roudour (Servel) ha Merc'hed Trebeurden (la chanson des gars du Roudour (Servel) et des filles de Trébeurden) met en scène les rivalités entre villages voisins à travers un débat sur les coiffures traditionnelles, révélant les tensions symboliques liées à l’appartenance locale.
 
Une chanson retrouvée : Santier Kerael
La dernière étude du volume porte sur Chanson Santier Kerael (chanson du battage de Kerael), une gwerz méconnue et longtemps disparue, dédiée aux moissonneurs du Trégor au début du XXe siècle. Réapparue à l’occasion de l’introduction de la première batteuse mécanique, elle a été transmise oralement, remodelée par les chanteurs au gré du passage de la machine dans les différentes fermes, chacun ajoutant ou supprimant des strophes selon les contextes. Ce chant, est nominatif, il cite ses auteurs,contient de nombreuses allusions aux modes de vie agricoles (couteau pliable, travail de journalier, expressions populaires, l'humour rural…), constitue une archive ethnolinguistique à part entière.
 
L’auteur souligne que cette vitalité chantée s’explique en grande partie par la force des liens sociaux entre villages, encore très vivaces jusqu’aux années 1980. Le dernier couplet, comme un sceau, donne au chant sa clôture rituelle.
 
Par son ampleur documentaire, sa rigueur méthodologique et sa sensibilité ethnographique, l’ouvrage de Daniel Giraudon s’impose comme une référence incontournable pour quiconque s’intéresse à la tradition orale bretonne. À la croisée du folklore, de la micro-histoire et de l’analyse linguistique, La Bretagne à travers chants transmet bien plus qu’un répertoire : il donne corps à une mémoire vivante, patiemment recueillie, restituée avec précision, et destinée à être transmise.
Joël Hascoët


Editions Yoran

La Bretagne à travers chants - 1